Chronique du dernier album en date d'ENSLAVED : "Vertebrae",
parue en rubrique "Sélection" de VS-Webzine,
par Prince de Lu.
Tellement leurs recettes fonctionnent bien, il existe des groupes qu'on espère statiques à jamais, quitte à frôler parfois l'autoplagiat. Il en est d'autres qu'on rêve comme d'éternels aventuriers, tels des vikings qui s'en iraient conquérir de nouveaux horizons musicaux à chaque sortie en mer. En insatiables explorateurs des mélodies, Enslaved fait partie de cette seconde catégorie. Le groupe a eu beau connaître une longue période de disette, avoir lâché la majeure partie de son auditoire et de ses labels en cours de route, rien n'y a fait. Enslaved a poursuivi bille en tête son avancée dans les brumes et les embruns. Si tout n'a pas brillé dans la disco des hommes de Bergen, il faut avouer qu'être compositeur du tiers du quart de ce qu'ils ont accompli suffirait à rendre heureux un bon paquet de musiciens. Et si je conçois parfaitement que l'on aime ou pas ou plus ce que les Norvégiens proposent, je reste baba devant leur détermination et la passion qui les animent, même quand leurs chiffres de vente étaient au plus bas. Là où beaucoup auraient jeté l'éponge, Enslaved a poursuivi son bonhomme de chemin.
Le groupe s'est même trouvé une véritable cure de jouvence au moment de Isa, en forgeant un line-up d'une rare stabilité et technicité et en s'aventurant avec plus de subtilité et de réussite dans les voies 70's déjà brutalisées du temps de Monumension. Avec Isa, Enslaved a trouvé l'équilibre entre les riffs d'Ivar et les relents planants des disques de Yes. A tort ou à raison, je ne m'étais pas gêné pour parler d'un manque de prise de risques dans Ruun, qui ressemblait plus que fortement à son prédécesseur. Et alors que l'on pouvait craindre un certain empâtement de leur part, Grutle et sa bande n'auront finalement fait qu'une pause d'un seul album avant de déstabiliser encore leur public à coups de tartes géantes dans la face.
J'avoue que Vertebrae m'a surpris de prime abord : trop mou, trop de chant clair et pas assez de grattes. Vous me pardonnerez sûrement cette nouvelle revendication en faveur d'un metal appuyé. Le jour où je n'aurai plus envie d'être décoiffé par la puissance des guitares électriques, je vous promets de chroniquer sur le blog de "Modes & Travaux", celui-là même où Cobra enseigne l'art de la cagoule en laine tricotée main. Mais déjà, cette nouvelle fournée d'Enslaved laissait à la fin de l'écoute un goût de reviendez-y. Les mélodies trottaient dans ma tête. Je me surprenais à fredonner le riff d'intro de "Vertebrae" ou l'excellent refrain de "New Dawn". Diantre, les fourbes de Norvégiens.
Et dès que j'ai rangé au placard le bourrin assoiffé de sang qui m'accompagne (couché, Wasted!), l'album a ouvert sa porte des étoiles (couché, Wasted nom di diou!!) et il a révélé toute sa richesse. Si vous acceptez qu'Enslaved fasse un pas supplémentaire vers le rock prog, si vous acceptez que le groupe abandonne un peu plus ses oripeaux metal (ne parlons même plus de black), vous saurez apprécier Vertebrae tel qu'il est : un très bon album. Encore un, les enfoirés. Certains feront très justement le parallèle avec l'évolution d'Opeth. Oui, sauf qu'Enslaved c'est mieux (na!).
Malgré un titre d'ouverture "Clouds" plus rentre-dedans ou un "New Dawn" plus enlevé, l'agressivité s'étiole au fil des minutes et cède presque totalement la place, pour se trouver limitée à la voix de Grutle. Cette voix black semble même anachronique avec le reste d'une instrumentation qui reste engagée mais n'est plus extrême. Il y a fort à parier que les vocaux black vont disparaître des futures productions, tellement les croassements cèdent déjà le terrain au chant clair enjôleur, principalement celui de Herbrand Larsen.
La production même a changé, passant dans un mode plus rock et reléguant les éléments agressifs au second plan. Les excellentes parties de batterie de Cato se font plus discrètes. La basse se fond dans le décor. Les guitares ne prennent réellement le dessus que pendant les quelques solos, laissant une énorme place au clavier type orgue Hammond et à ce chant clair que nous venons d'évoquer. L'enregistrement à l'ancienne laissera apparaître tout son côté organique et vivant (notamment des petits détails comme les bruits de corde sur le début de chaque titre). Preuve de cette affirmation plus rock, le mixage a été confié à Joe Baresi (Tool) et le mastering à George Marino (Led Zeppelin, Metallica, mais aussi Testament, Symbolic de Death ou Demanufacture de Fear Factory). Le son final est net, bien rond et propice à se laisser dériver par la lame de fond sans aucune résistance.
Ca fait quelques changements à digérer depuis Ruun, mais les riffs inventifs d'Ivar sont toujours bien présents. Le gratteux place encore une palanquée de suites d'accord dont il a le secret. Ca paraît toujours aussi simple quand on les entend, mais crévindiou qu'il est fort. Que les riffs sont génialement assemblés pour faire monter les compositions vers le firmament au fil des minutes. Et pour lier ses rythmiques, il place également des parties atmosphériques qui sont autant d'hommages vibrants à Pink Floyd. Le final de "Center" ou la monumentale partie centrale de "Ground" avec son solo (un monstre, ce morceau) sont autant de doux frissons de plaisir. Et quand se termine l'épilogue nostalgique "The Watcher", quand la galette s'arrête de tourner, je me sens serein, un peu perdu quelque part sur la planète mais bien vivant. Enslaved réussit encore le pari de faire vivre son album et de faire vibrer l'auditeur.
Au bilan, j'avoue toujours une légère préférence pour un Isa plus mordant, dans la discographie récente du groupe. Et je trouve que "To the Coast" est un poil en-deça du reste des compos, peut-être car un peu répétitif. Mais c'est clairement du pinaillage de chroniqueur chèrement rémunéré à la ligne en regard d'un Vertebrae tout simplement excellent. En véritables alchimistes du son, Enslaved propose encore un ticket pour la haute mer, un voyage vers un pays inconnu que le capitaine vous promet plus vert. Et sur le trajet de 49 minutes, il n'y aura que la mélancolie des mélodies pour vous accompagner au cœur de la tempête. Le combo norvégien parvient une fois de plus à évoluer dans son mariage entre le metal et la musique progressive des années 70. Et pour notre plus grand bonheur, ils ont choisi comme référence Yes et Pink Floyd plutôt que Boney M.
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